A l’université d’Ottawa, le mot qui ne doit jamais être prononcé
A l’université d’Ottawa, le mot qui ne doit jamais être prononcé

Hélène Jouan dans cet article du Monde souligne les difficultés grandissantes à pouvoir débattre dans nos sociétés au nom de la bien-pensance !
Pourtant cité avec précaution dans un contexte académique, le terme « nègre » a valu à une professeure d’histoire une campagne de dénigrement et une suspension. De quoi enflammer le débat sur la liberté d’expression.
Professeure d’histoire à l’université d’Ottawa, Verushka Lieutenant-Duval a prononcé le mot « nègre » dans le cadre d’un cours sur la « resignification subversive ».
Un mot prononcé lors d’un cours et jugé « offensant », le nom d’un prof jeté en pâture sur les réseaux sociaux, une hiérarchie qui renonce à défendre la liberté d’expression. C’est une histoire canadienne. Verushka Lieutenant-Duval est professeure d’histoire et théorie de l’art à l’université d’Ottawa (Ontario), spécialisée dans la représentation des identités sexuelles dans les arts visuels.
Le 23 septembre, elle aborde dans son cours le concept de « resignification subversive »,expliquant que le terme « queer », insultant à l’origine pour les homosexuels, avait été repris par la communauté LGBT pour en faire un puissant marqueur identitaire. « D’autres mots peuvent faire l’objet d’une telle réappropriation », explique-t-elle alors, citant à l’appui « la façon dont des artistes de la communauté afro-américaine tentent à leur tour de détourner l’insulte raciste “nègre” ».
« Une Blanche ne devrait jamais utiliser ce mot »
Nigger, en anglais, quatre consonnes et deux voyelles prononcées dans leur entièreté, en lieu et place de la circonvolution de langage déjà en usage sur les campus américains : on ne dit plus « nègre » mais « le mot en n » (N word, en anglais). Dans la soirée, une de ses élèves lui écrit pour lui faire part de son malaise, « une Blanche ne devrait jamais utiliser ce mot », lui intime-t-elle. La professeure s’excuse. Trop tard.
Une poignée d’élèves bientôt rejoints par le syndicat étudiant de l’université appellent à des sanctions, diffusent son adresse et son numéro de téléphone sur les réseaux sociaux. Elle reçoit des tombereaux d’insultes et de menaces. « J’ai peur, avoue-t-elle le 21 octobre à la radio publique canadienne. Si j’avais su qu’il y avait des mots interdits dans le cadre d’un cours universitaire, (…) je l’aurais dit d’une autre façon. Mais je croyais qu’on était protégé par la liberté académique. »
« En tant que spécialiste d’Alexandre Dumas, je me demande si je m’autoriserais à parler de la grand-mère de l’écrivain, ancienne esclave, puisque mes aïeux n’ont pas subi l’esclavage. » Maxime Prévost, professeur de français à l’université d’Ottawa
Illusion. Le recteur de l’université, Jacques Frémont, la suspend trois semaines, propose pour son retour un « accommodement » aux étudiants désireux de se soustraire à ses cours, en leur offrant la possibilité de suivre un autre module. Il cède surtout à l’injonction bruyante de cette minorité « blessée ». Arguant que cet incident intervient dans une prise de conscience globale des agressions ou micro-agressions racistes que subissent les étudiants noirs et racisés de l’université, il affirme dans un communiqué que « les membres des groupes dominants n’ont tout simplement pas la légitimité pour décider ce qui constitue une micro-agression ». Le simple fait que des personnes se disent « offensées » suffit, selon lui, à caractériser l’offense : la fautive est désignée.
Maxime Prévost, professeur de français à l’université d’Ottawa, a signé avec trente-trois de ses collègues une lettre de soutien à Verushka Lieutenant-Duval, car il craint que ce renoncement n’entraîne d’autres censures ou autocensures. « En tant que spécialiste d’Alexandre Dumas, je me demande si je m’autoriserais à parler de la grand-mère de l’écrivain, ancienne esclave, puisque mes aïeux n’ont pas subi l’esclavage. » Soupçons d’appropriation culturelle, mots interdits… Ces professeurs redoutent de devoir passer sous silence des pans entiers de réalités historiques, contraints de ne plus dispenser que le savoir autorisé par des étudiants devenus prescripteurs.
Accusés à leur tour d’être « racistes » dans une tribune relayée par 559 de leurs collègues de sciences sociales en appui aux étudiants outragés, les trente-quatre signataires ploient sous des centaines de Tweet appelant à leur « rééducation ». L’un de ces professeurs a préféré confier ses enfants à son ex-compagne, le temps de laisser passer la tempête. Un autre confie : « Je me refuse à faire le parallèle avec ce qui vient de se passer en France, mais forcément, j’ai pensé à ce qui venait d’arriver à Samuel Paty. »
Des précédents
« Le mot qu’on ne peut pas dire » a déjà valu à l’animatrice Wendy Mesley la perte de son émission sur la chaîne de radio publique anglophone CBC. Une enseignante de l’université Concordia, à Montréal, Catherine Russell, fait l’objet d’une cabale pour le même motif. Les deux s’étaient aventurées à citer le titre du pamphlet de l’indépendantiste Pierre Vallières, Nègres blancs d’Amérique, publié en 1968, livre fondateur et controversé, dans lequel il établissait un parallèle entre les francophones canadiens et les Afro-Américains, victimes d’un même processus de colonisation.
« Comment peut-on explorer tout ce que ce mot charrie comme histoire douloureuse si on le purge du lexique ? » Dominique Anglade, première femme noire à diriger un grand parti politique au Canada
Dominique Anglade, première femme noire à diriger un grand parti politique au Canada, le Parti libéral du Québec (PLC), s’insurge contre cet interdit qui obère toute possibilité d’apprentissage et de débat. « Comment peut-on explorer tout ce que ce mot charrie comme histoire douloureuse si on le purge du lexique ? Comment enseigner les poètes et penseurs de la négritude comme Aimé Césaire ou Frantz Fanon en usant de circonvolutions ? », s’interroge-t-elle. Et que conseiller à ceux qui voudront se pencher sur l’étude du premier roman de l’écrivain canado-haïtien Dany Laferrière, Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer,une satire féroce de tous les stéréotypes racistes ?
La « n omerta » a enflammé tout le pays, laissant face à face ceux qui considèrent que l’effacement de la distinction entre l’utilisation raciste d’un mot et son usage pour en dénoncer le racisme est une première lâcheté qui viendra restreindre la liberté d’enseigner et ceux qui estiment que la seule utilisation du mot tabou équivaut à un racisme insupportable. Le premier ministre canadien, Justin Trudeau, semble avoir choisi son camp : interrogé à la Chambres des communes le 21 octobre, il n’a pas eu un mot de soutien pour la professeure harcelée, se contentant de rappeler que sa priorité « restait de combattre le racisme sous toutes ses formes » .






