Dans le regard d'en face

Serban Iclanzan • 25 janvier 2018

Récemment une trentaine de cadres du PS publiaient dans le JDD à l’initiative de Sébastien Vincini, patron de la fédération de Haute-Garonne un manifeste dit pour un « progrès partagé ». Je vais peut-être vous surprendre en vous disant que c’est un document de grande valeur non seulement pour la pensée de gauche en France, mais aussi pour la droite.

Trois raisons nous permettent de dire cela.


Première raison : une base de réflexion et de départ solide


Il y a d’abord la capacité de donner une base solide et un large écho à ce manifeste qui en soi n’est qu’une motion à vocation majoritaire en préparation du prochain congrès du PS. La démarche n’est pas celle d'un simple regroupement d’élus et de cadres sur une photo, tare moderne de la pratique politique contemporaine. Elle est surtout une vision commune, un regroupement d’idées qui intervient à un moment ou Générations (mouvement de Benoît Hamon) attire une partie de la pensée de gauche autour d’une vision du monde assez travaillée et revisitée issue de la campagne des primaires et de celle à l’élection présidentielle de son leader. Ainsi, ce manifeste est la première réaction intellectuelle construite et volontaire du PS et cela n’a aucune importance si elle arrive des territoires et non pas du sommet.

A droite, pour l’instant rien de cela. Chez les LR, le parti sort d’une élection interne menée davantage sur des postures et des tendances par rapport à des attentes électorales et un besoin de regroupement. Tristement les perdants de cette élection s’empressent de contester déjà l’aura, l’autorité et les choix du chef. Le tout est pour l’instant dépourvu de contenu, puisque ce contenu devrait justement être l’œuvre majeure et la mission principale pour laquelle Laurent Wauquiez avait été élu : refonder les LR sur un socle de valeurs inspirés de la sensibilité qu’il a bien voulu porter dans son discours et ses promesses. Alors, avant même de pouvoir travailler, on lui fait un procès d’intention et on pose des conditions à sa liberté de réflexion et de parole. Bien entendu, sans tenir compte de la légitimité qui est la sienne et qui est celle des urnes ! La règle démocratique de la majorité est ainsi contestée, bafouée. Contrairement au PS ou la motion précitée n’est qu’à « vocation majoritaire », chez les LR la majorité est déjà définie, mais le contenu, les orientations et les idées sont contestés puisqu’ils n’ont jamais été présentés comme une vision du monde. Il y a là un défaut de base solide.

Du côté souverainiste, un mouvement comme le MPF anciennement fondé par Philippe de Villiers reste bloqué dans une éternelle attente du retour espéré de son leader charismatique. Chez Debout la France de Nicolas Dupont-Aignan, on note un repli sur des positions assez aseptisées et classiques et réduites au plus petit dénominateur commun de ce que les uns et les autres peuvent accepter au sens du mouvement après son aventure électorale de 2017. Enfin, au FN, c’est la lutte des cartels de pouvoir au sein même d’un cartel familial. Pourtant le moment est plus propice que jamais au développement d’une pensée souverainiste en Europe (regardons le Brexit, la fronde des 12 pays d’Europe centrale et orientale, les frustrations de l’Italie, le besoin de ressourcer l’unité espagnole, l’incapacité d’assimiler une aussi grande vague migratoire…), à une vision d’un monde plus respectueux de la diversité des identités nationales, à l’affirmation d’un socle civilisationnel non négociable. Rien de cela et aucun travail de reconstruction d’une vision du monde! Il serait péremptoire de dire que les droites françaises sont en échec. Ce qui est certain en revanche c’est qu’elles sont commotionnées et elles font preuve d’une terrible lenteur. Une lenteur intellectuelle.

Le centre ne mérite pas d’être évoqué dans ces lignes car n’étant rien d’autre qu’une approche circonstancielle du monde entre « ni…ni… » et « à la fois…et en même temps… ». La posture centriste est une démarche de gestionnaire, non pas de leader. Le centre sera toujours une posture périphérique mais nécessaire à ceux qui auront l’audace d’imaginer l’avenir et en assumer les risques de leurs dessins.


Le deuxième raison pour laquelle le manifeste du PS est si pertinent c’est parce qu’il traite justement des valeurs et d’une certaine vision du monde.


Certes, un lecteur ancré à droite (et même parmi les centristes) n’y trouvera pas son compte, ni son âme dans certaines de ces valeurs et cette vision du monde de la gauche française. Mais elles ont le mérite d’être courageusement annoncées, d’être assumées et de donner un cap au-delà de la désignation d’un éventuel capitaine ou des moyens pour y parvenir à la simple gestion du pouvoir. Etre de droite signifie être à un bout d’un mouvement de balancier qui doit sereinement porter notre société dans son mouvement en face entre les visions du monde de la gauche et celle de la droite.

Il est rassurant d’avoir un critique et un contradicteur, car cela nous oblige à nous surpasser dans la recherche de nos valeurs, à en être convaincus et à argumenter. A contrario, sans ces visions si fortes et clivantes du monde nous n’y trouverons que des compromissions au lieu des valeurs et cela s’appelé vulgairement « des intérêts », pas de conviction (donc pas d’avis) et l’adhésion acclamative bête et béate sans la force des arguments (l’antichambre des totalitarismes et de la dépersonnalisation).

Voyons dans ce manifeste un défi pour la gauche, mais aussi un vrai défi pour la droite qui est maintenant obligé d’arrêter de se cacher derrière le doigt et proclamer elle aussi ses valeurs et sa vision du monde. Et cela librement, sans auto-censure et en assumant les éventuelles imperfections. Comme le font ces trente cadres du PS ayant emboîté le pas de Sébastien Vincini.

Si la pensée de droite n’a pas l’énergie d’une méthode, elle pourrait tout simplement s’emparer de ce manifeste, le commenter, le critiquer et y opposer des valeurs et une vision du monde alternative…


Poser la question fondamentale de l’utilité sociale d’une formation politique est la troisième raison qui donne de la valeur à ce manifeste


Le monde des partis a connu un glissement manifeste du rôle de réflexion et principal médiateur dans le champ social et sociétal à celui de simple gestionnaire des forces militantes et des guichets d’investitures (surtout par la proximité et le nombre des échéances électorales plus propices à la distribution des rôles qu’à la réflexion de fond). Le séisme des élections présidentielles et législatives de 2017 oblige les partis à se repenser et à se remettre en cause. Il s’agit pour les appareils d’assumer leur part de responsabilité dans les défaites, de renouveler les méthodes et les pratiques. Mais ce qui est encore plus important c’est le fait que pour la première fois le répit électoral donne le temps nécessaire à cet œuvre de « pansement des plaies » et de « rééducation ». Car, tel un estropié et accidenté de la vie, il faut réapprendre a vivre en société avec les nouvelles contraintes, conscient du fait qu’il sera impossible de retrouver ce qu’il a perdu, qu’il ne sera plus jamais le même et qu’il ne verra plus le monde de la même façon et que le monde le regardera différemment.

Le manifeste du PS parle de « nouveaux outils » et de « nouvelles pratiques ». Cela nécessite de la force, de l’exemplarité et du courage, car je suis toujours sidéré de voir à quel point on se réjouit de voir à droite des militants se lever contre le système des primaires sans leur en expliquer les vertus. D’abord les primaires en tant que nouvelle pratique ont apporté un début de débat sur le fond, sur les valeurs, sur les façons de faire. Cela nous a permis d’écouter, d’adhérer, d’être déçus, en tout cas de choisir un minimum « sur pièces ». Ensuite, contester les primaires c’est finalement s’insurger contre un principe démocratique. C’est bien cela que d’avoir peur de se soumettre à la règle démocratique et laisser à un "conclave d’assassins" vous imposer le meilleur d’entre eux, déjà paralysé dans ses choix et son action future par les « ascenseurs qu’il aura à renvoyer » en guise de remerciement aux complices de sa victoire.

Il reste, certes le débat des primaires ouvertes. La force des convictions entraine des adhésions massives à un projet et ouvre le monde des partis à des citoyens non engagés. Cela ne peut être au final que vertueux et légitimant. Cependant beaucoup de militants ont vécu avec le sentiment et la peur d’un vote parasite et impertinent par des gens venus d’autres horizons de valeurs dans le but était celui de saboter le résultat final. Soyons sérieux, le plébiscite des gagnants des primaires - d’un bord comme de l’autre - était tel que même si de tels comportements ont pu exister, ils n’auraient que peu influencé l’issue finale.

La conclusion est donc une rupture flagrante entre le choix assumé et courageux des électeurs (militants, sympathisants et simples citoyens) et ce qui aurait été « stratégiquement bon » pour les appareils. Et la chute que les partis nous suggèrent joue sur notre peur « primaire » de l’adversaire et propose la fin de l’expérimentation démocratique. Cela mérite réflexion et méfiance. Et cela demande surtout au-delà de « nouveaux outils » et « de nouvelles pratiques », de nouvelles cartes mentales de la part des appareils politiques et des élus qui les incarnent.

Les partis sont paradoxalement déclassés aujourd'hui par un monde « jupitérien » qui fait naviguer les citoyens sur d’autres orbites, en apparence libérés des attractions habituelles, mais aspirés par un immense trou noir sans aspect, sans contenu et qui souhaiterait absorber tout et toute raison par une inavouée propension totalitaire et absolue.

Les partis doivent se réinventer, inventer la force de leur attraction, porter un message incarné par des valeurs assumés et des comportements qui y concourent. Les partis ont toujours été condamnés à travailler avec les angoisses et les espoirs des gens. Mais apaiser une angoisse ne signifie pas seulement l’énoncer, comme d’ailleurs énoncer l’espoir ne signifie pas lui donner une chance de s’accomplir. L’utilité sociale des formations politiques est un vrai enjeu.

Les formations politiques, les partis, retrouveront leur lettre de grandeur quand le dire pour exister et gagner la confiance laissera la place à « Vous permettre de dire, pour que Nous fassions et redonnions confiance ».

L’utilité sociale d’un parti ne peut être évaluée qu’à l’aune à la fois d’une vision du monde et à la fois des pratiques qui seraient toutes au service de l’intérêt général.


Parce que réfléchir à droite signifie se nourrir de ses propres expériences, de ses convictions et ses idées, mais aussi de la connaissance de la vision du monde de nos plus courageux contradicteurs, voyons qu’elle est la part de réflexion et d’introspection sur les valeurs que nous pourrions tirer de la lecture de leur manifeste. C’est à cet exercice que je vous invite. Il ne saurait être complet et complété que par notre propre et si attendue catharsis :


" Beaucoup a été dit sur les causes de la défaite des socialistes en 2017 : divisions, usure du pouvoir, renoncements et reniements. Mais n’oublions pas la dimension la plus grave, la marginalisation idéologique. Le Congrès d’Aubervilliers, ne pourra pas être le congrès de toutes les réponses mais il s’agira bien de la question fondamentale pour une formation politique : celle de son utilité sociale. C’est à celle-ci qu’il convient d’apporter une réponse et tout en faisant émerger de nouveaux outils et de nouvelles pratiques politiques.

La victoire du prétendu "ni de droite ni de gauche" a sidéré l’opinion publique et bousculé le paysage politique. Six mois plus tard il reste une vision moins idyllique. La loi de l’individualisme s’impose et le Président de la République peine à réduire la fracture entre gagnants et perdants de la modernité alors même que ce qui fait nation réside justement dans ce sentiment que le progrès sera partagé. La cohésion d’une société ne se décrète pas par éléments de langage distillés à la télévision.

Ce libéralisme nous montre également son incapacité à répondre à l’urgence climatique

La forme contemporaine du libéralisme se traduit par des mutations technologiques et sociétales d’une ampleur inédite. Nous sommes bel et bien face à un nouveau monde, mais celui-ci ne se résume pas à un rajeunissement du personnel politique ou à l’arrivée massive de DRH à l’Assemblée. Il est avant tout celui d’une violence sociale sans précédent, d’une rupture des mécanismes de solidarité, d’une remise en cause permanente des protections collectives.

Ce libéralisme nous montre également son incapacité à répondre à l’urgence climatique et sa cécité face à l’ère anthropocène qui s’annonce. C’est d’ailleurs logique, le libéralisme économique considérant que le bien commun n’est rien d’autre que la somme des intérêts individuels, il est incapable d’affronter un défi qui nous dépasse tous, qui nécessite un sursaut collectif qui est contraire à l’essence même de sa doctrine.

La faillite de la social-démocratie européenne complique encore davantage notre tâche face à ces nouveaux enjeux : un sentiment d’impuissance voire de complaisance vis-à-vis de la mondialisation et du capitalisme s’est installé. C’est l’idée même du progrès qui est mise en cause face aux risques climatique et écologique, tout autant que face à l’incompréhension devant les mutations engendrées par la révolution technologique et de l’intelligence artificielle. L'action dans les territoires est sans doute le levier le plus puissant pour agir efficacement sur la vie des citoyens.

Nous devons comprendre ces nouvelles douleurs contemporaines. C’est en ce sens que le PS doit faire l’effort de compréhension avant de vouloir et de pouvoir être force de proposition.

Pour cela, l’action dans les territoires est sans doute le levier le plus puissant pour agir efficacement sur la vie des citoyens. C’est là que doit se mener concrètement le combat, de l’écoute, de l’action et de la preuve. Seule cette proximité et ce caractère concret peuvent permettre de regagner la confiance. C’est pourquoi le territoire est, et doit être au centre de la refondation du PS. Le territoire c’est le réel.

Beaucoup dans leur vie quotidienne se ressentent du côté des perdants et éprouvent un sentiment de dépossession et de déclassement. Notre projet doit être marqué par l’exigence de « vies dignes » pour tous en leur apportant la protection qui est un droit (accès à la santé, à un logement digne, au bien-être au travail, à une protection sociale de qualité pour tous les travailleurs), en renforçant leur confiance dans le progrès à laquelle ils aspirent ((tiers de confiance, intimité numérique), en faisant appel à l’innovation sociale, comme l’expérimentation lancée récemment par des départements sur le revenu de base. L’Europe doit devenir une Europe-providence pour atteindre le meilleur niveau possible de bien-être économique, social et culturel

C’est pourquoi le PS doit proposer un projet de société des Nouveaux possibles Maîtrisés s’articulant autour de nouveaux communs qui sont une redéfinition des services publics notamment à l’aune de la révolution numérique, un nouveau modèle productif écologique, de nouveaux droits sociétaux et de nouveaux mécanismes redistributifs qui poursuive le combat pour l’égalité

L’Europe dans ce contexte doit devenir une Europe-providence pour atteindre le meilleur niveau possible de bien-être économique, social et culturel pour ses peuples, et une puissance pour mettre l'humain au cœur de la mondialisation.

Nous devons porter notre idéal républicain d’émancipation et d’accomplissement de chacun par l’accès de tous à l’éducation, à la culture, à l’art, et à la garantie pour chacun d’un temps de loisir suffisant pour pouvoir s’épanouir, alors que les mutations du monde du travail posent la question de la déconnexion et de la capacité à échapper à une vie passée entre les transports et l’entreprise. Cet idéal est le meilleur rempart contre le réveil de particularismes identitaires sources de division. À contre-courant de l’uniformisation, qui génère pertes de repères et d’identité dans un monde où tout se dématérialise, notre identité repose à la fois sur des patrimoines culturels et historiques, auquel il faut redonner de la vie et du sens, en bâtissant la deuxième phase de l’exception culturelle.

Ce nouveau cadre idéologique du socialisme sera celui de l’affirmation de nos valeurs humanistes face à une techno-finance sans contrôle. Le Congrès d’Aubervilliers doit être une première étape vers la construction d’une nouvelle doctrine, celle où le progrès est mieux partagé, un nouvel horizon à dessiner, pour que les Français considèrent à nouveau le socialisme comme un chemin d’espoir."

Les premiers signataires :

Sébastien Vincini (1er Féd Haute-Garonne), Valérie Rabault (Députée, 1er Féd Tarn-et-Garonne), Emmanuel Grégoire (1er Féd Paris), Gabrielle Siry (SN), Edouardo Rihan Cypel (SN), Nicolas Brien (1er Féd Allier), Sébastien Denaja (SN), Annie Guillemot (Sénatrice, co-resp. Rhône), Gilbert-Luc (Sénateur, co-resp. Rhône) et Sylvie Guillaume (Députée européenne, co-resp. Rhône), (Boris Faure (1er Féd Français de l’Etranger), Didier Steinville (1er Féd intérimaire Hautes-Alpes), Emmanuelle De Gentili (1er Féd Haute-Corse), Etienne Lejeune (1er Féd Creuse), Frédéric Orain (1er Féd Loir et Cher), Guillaume Crépin (1er Féd Cher), Guillaume Mathelier (1er Féd Haute-Savoie), Jean-Jacques Thomas (1er Féd Aisne), Joël Carreiras (SN), Laurent Cervoni (SN), Marc Mancel (SN), Maxime Picard (1er Féd Morbihan), Nathalie Malmberg (SN), Nicolas Sfez (SN), Philippe Dussert (1er Féd Hautes-Pyrénées), Rémi Demersseman (SN), Stéphane Ibarra (1er Féd Vendée), Sylvain Mathieu (1er Féd Nièvre), Vincent Recoules (1er Féd Tarn), Vincent Véron (1er Féd Orne), Olivia Polski (adjointe Paris, Secrétaire Nationale)

1er Fed : 1er fédéral de département

SN : Secrétaire national



par Alexandre Devecchio dans FigaroVox 4 octobre 2025
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par Étienne Gernelle 1 octobre 2025
Un éditorial d'Étienne Gernelle dans Le Point : https://www.lepoint.fr/editos-du-point/etienne-gernelle-le-zucmano-lepenisme-ou-le-fantasme-du-quelqu-un-d-autre-paiera-25-09-2025-2599534_32.php L’incroyable opération Zucman a encore frappé. Dans une France oppressée de ses difficultés économiques, on peut comprendre que l’appel pour la beauté des démonstrations mathématiques, l’autorité conférée par l’aura d’une grande université américaine (Stanford, rien de moins !) et l’image flatteuse de l’exil fiscal retourné contre lui séduisent. Mais ce n’est pas parce qu’une idée est enrobée dans des habits de prestige qu’elle est juste. Gabriel Zucman, économiste de gauche, très respecté dans son milieu, mène depuis des années une campagne pour la création d’un impôt mondial sur la fortune. Son raisonnement est simple : puisque les riches peuvent déplacer leurs fortunes pour éviter l’impôt, il faut créer un prélèvement coordonné à l’échelle planétaire. Avec cette manœuvre habile, on peut faire passer l’utopie du grand soir pour un pragmatisme de bon sens. L’idée séduit les partis de gauche, évidemment, mais aussi le RN, qui l’utilise dans sa rhétorique « anti-riches » tout en caressant l’espoir de voir cet argent magique remplir les caisses de l’État français. Le problème est que l’impôt mondial, même présenté avec le sérieux des économistes bardés de diplômes, reste une chimère. Il n’existe aucune instance capable de le mettre en œuvre, aucun mécanisme de contrainte universelle pour obliger tous les pays à l’adopter, et encore moins à le percevoir et le redistribuer. Déjà qu’à l’échelle européenne, l’harmonisation fiscale ressemble à un chemin de croix interminable, on imagine mal la Chine, les États-Unis, l’Inde, la Russie et d’autres accepter de s’aligner sur une taxation commune des patrimoines. En réalité, cet impôt mondial, c’est un peu la version contemporaine du mythe de l’argent magique. L’idée que l’on pourrait financer les dépenses publiques toujours croissantes non pas en faisant des choix, en hiérarchisant, en arbitrant – bref en gouvernant –, mais en allant chercher ailleurs des ressources illimitées. Le grand fantasme du « quelqu’un d’autre paiera ». Dans son livre Le triomphe de l’injustice, Zucman, avec son complice Emmanuel Saez, avait déjà popularisé cette vision, qui a rencontré un immense écho. Le discours est rassurant, flatteur : si les services publics se dégradent, si la dette explose, ce n’est pas à cause d’un excès de dépenses, d’une fuite en avant budgétaire, mais de la rapacité des riches et de l’insuffisance de la redistribution. La réalité, d’abord, est que la France n’est pas avare en matière de prélèvements : elle figure parmi les pays les plus taxés au monde, avec une fiscalité déjà très redistributive. Ensuite, croire qu’un impôt mondial règlerait tout revient à s’installer dans une illusion dangereuse. Au lieu d’affronter nos problèmes réels – la faible productivité, l’absence de réformes structurelles, l’endettement chronique –, on préfère croire qu’une baguette magique fiscale viendra nous sauver. La facilité d’adoption de ce discours tient au fond à un trait bien français : le refus de la responsabilité budgétaire. Depuis quarante ans, la dépense publique croît sans frein, chaque gouvernement repoussant le moment de la vérité en empruntant davantage. Comme si le monde entier était condamné à payer notre confort. Bref, le zucmano-lépénisme est une jolie fiction. Mais elle ne résout rien. Au contraire, elle alimente notre incapacité à voir la réalité en face. À force de rêver d’un impôt universel et miraculeux, on se prive des vraies solutions, certes moins spectaculaires, mais infiniment plus efficaces : réformer, produire plus et dépenser mieux.
par Franz-Olivier Giesbert 1 octobre 2025
Un edito de Franz-Olivier Giesbert dans Le Point https://www.lepoint.fr/editos-du-point/fog-comme-un-champ-de-ruines-24-09-2025-2599462_32.php Que la gauche ait perdu toutes les élections depuis 2017, même quand elle clamait victoire, cela ne l’empêche pas de détenir les clés du pouvoir : tel est le paradoxe qui contribue à ruiner notre vieille démocratie. D’où le sentiment qu’ont les Français de n’être plus gouvernés et leur tentation de renverser la table. Certes, il est toujours sain, dans une démocratie, qu’un pouvoir soit confronté sans cesse à des contre-pouvoirs. Mais à condition que ceux-ci ne finissent pas par le paralyser ou par prendre sa place. Or la gauche d’atmosphère contrôle à peu près toutes les institutions de la République. Sur le papier, c’est beau comme l’antique : vigie de la République, le Conseil constitutionnel est censé vérifier notamment que les lois sont conformes à la Constitution. Sauf qu’il penche fortement à gauche et à la peur du crédit, notamment en censurant, l’an dernier, la commande d’Emmanuel Macron et de son ministre Laurent Fabius, près de soixante textes d’application de la loi immigration dédiée au contrôle et à l’intégration et pilotée, entre autres, par Bruno Retailleau. L’immigration est un totem, pas touche ! Le 19 juin, le Conseil constitutionnel, toujours dans la même logique immigrationniste, a réduit à néant la loi Attal sur la justice des mineurs, qui, dans notre pays, continuent ainsi de bénéficier d’une sorte de sauf-conduit après avoir commis leurs forfaits, au grand dam d’une majorité de Français. Le 7 août, il a encore enfoncé le même clou en retoquant, au nom de la liberté individuelle, la loi visant à autoriser le maintien en rétention d’étrangers jugés dangereux. En somme, le vénérable institut ignore de moins en moins le droit, tout comme le Conseil d’État, la plus haute juridiction administrative, qui a inscrit dans le marbre le regroupement familial en 1978, sans en référer bien sûr à la souveraineté populaire. Les magistrats jugent souvent en fonction de leur conviction – de gauche ou d’extrême gauche. Pas tous, Dieu merci, mais, pour paraphraser La Fontaine, selon que vous serez de gauche ou de droite, les jugements vous rendront blanc ou noir. Une preuve parmi tant d’autres : apparemment, la justice a mis un mouchoir sur l’affaire des assistants des eurodéputés du parti de Jean-Luc Mélenchon, soupçonné de détournements de fonds, comme l’a rappelé opportunément l’Office européen de lutte antifraude, alors que, pour des faits semblables, François Bayrou a déjà été jugé et qu’une peine d’inéligibilité menace Marine Le Pen. Vous avez dit bizarre ? À voir ses « trophées », le célèbre Parquet national financier (PNF) est surtout une machine de guerre contre la droite, avec une obsession : Nicolas Sarkozy, coupable d’avoir comparé un jour les magistrats à des « cassation » à « des petits pois qui se ressemblent tous ». Pour avoir critiqué dans ce journal ses méthodes, nous savons à quoi nous en tenir : ce n’est pas l’objet du PNF, acharnant judiciairement depuis vingt ans à ruiner des hommes et des femmes, souvent avant même un début de moyens. C’est bien simple : avec sa présidence du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), l’audiovisuel public est presque totalement noyauté à gauche, sous la houlette de l’inévitable Arcom, « régulateur des médias » qui dépend, entre autres, de l’Éducation nationale... Dans sa “Déambulation dans les ruines”, un livre magnifique, Michel Onfray nous emmène en voyage dans la civilisation gréco-romaine, qui est morte pour laisser place à la nôtre, la judéo-chrétienne, aujourd’hui en point. Dans son introduction, il cite les Fragments posthumes de Nietzsche, où le philosophe allemand évoque les « valeurs du déclin », et force est de constater qu’elles commencent à recouvrir le mur sur notre vieux continent : la désagrégation de la volonté ; le triomphe de la populace ; la domination de la lâcheté sociale ; la honte du mariage et de la famille ; la haine de la tolérance ; la généralisation de la paresse ; le goût du remords ; une nouvelle conception de la vertu ; le dégoût de la situation présente. Réveillons-nous. Maintenant que, grâce à la pédagogie de François Bayrou, les Français saisissent la gravité de la situation financière du pays, il est temps de se ressaisir et de relever la tête. De passer à l’espoir ! Comme disait Tocqueville, « ce n’est pas parce qu’on voit poindre à l’horizon qu’il faut arrêter d’avancer ».
par Vincent Trémolet de Villers 30 septembre 2025
Une tribune de Vincent Trémolet de Villers dans FigaroVox https://www.lefigaro.fr/vox/politique/l-editorial-de-vincent-tremolet-de-villers-sur-les-ruines-de-la-democratie-20250926 L’autorité judiciaire, en état d’ivresse, remet en liberté surveillée des lyncheurs de policiers pris en flagrant délit mais coffre pour 5 ans un ancien président de la République, triplement relaxé, avant même son procès en appel. Il faudrait Juvénal pour décrire cet effondrement. Entre parade du président à New York et conciliabules à Matignon, l’exécutif mime un pouvoir qui lui échappe. Sur à peu près tous les sujets, comme nos ministres, il est démissionnaire. L’Assemblée nationale, nouvelle nef des fous, fait tourner les députés comme des hamsters, de censure d’humeur en budget de fortune. L’autorité judiciaire, en état d’ivresse, remet en liberté surveillée des lyncheurs de policiers pris en flagrant délit mais coffre pour 5 ans un ancien président de la République, triplement relaxé, avant même son procès en appel. Motif de condamnation ? « Association de malfaiteurs » ! Apparemment c’est ainsi que certains magistrats envisagent les politiques, encore plus s’ils sont de droite, et par principe s’ils s’appellent Nicolas Sarkozy. Il faudrait Blaise Pascal pour peindre une telle confusion des ordres. Nos cours suprêmes font de la théologie morale ; après que le contribuable a payé la dîme, la gauche de droit divin prêche dans les médias publics ; un ancien garde des Sceaux fait sa grosse voix pour nous rappeler le grand dogme : une décision de justice, même incompréhensible, ne peut pas être critiquée. Celui qui cède à cette tentation met en péril la démocratie : qu’il soit anathème ! Parlons-en de la démocratie ! Le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple, dit la Constitution. Pour nos prédicateurs, le peuple n’est plus qu’un monstre hostile à tenir à distance. C’est lui pourtant qui ploie sous le poids de la dette, vit le supplice de l’enfer normatif, subit les effets dissolvants d’une politique d’immigration suicidaire, supporte, dans sa chair et celle de ses enfants, une délinquance de plus en plus barbare. Il faudrait Albert Camus pour rappeler que l’État de droit, trésor des démocraties libérales, n’est pas le paravent des pulsions despotiques de quelques-uns mais « l’arbitre qui garantit la justice et ajuste l’intérêt général aux libertés particulières ». Il faudrait de la hauteur de vue, de la clairvoyance, du courage - de la démocratie -, sinon, à force d’osciller entre radicalisation et faiblesse, le régime finira par tomber sur lui-même.
par Arno Klarsfeld dans FigaroVox 20 septembre 2025
Une tribune de Arno Klarsfeld à lire dans FigaroVox : https://www.lefigaro.fr/vox/monde/arno-klarsfeld-l-hostilite-des-elites-europeennes-a-l-egard-d-israel-est-une-forme-d-aveuglement-20250915 TRIBUNE - Alors que les chefs de gouvernement européens sont de plus en plus nombreux à élever la voix contre la guerre menée par Israël, l’ancien avocat des Fils et filles des déportés juifs de France rappelle l’enjeu existentiel que représente le conflit au Moyen-Orient pour le petit État juif. Accuser l’État d’Israël de génocide aujourd’hui à Gaza est comparable à l’accusation faite aux Juifs d’empoisonner les puits au XIVe siècle. Beaucoup y croyaient alors et certains y croient aujourd’hui. Quand Emmanuel Macron renvoie aux historiens la responsabilité de déterminer si Israël commet un génocide et qu’il accuse Israël de se comporter de manière barbare, y croit-il ? S’il prend les chiffres du ministère de la Santé du Hamas comme véridiques, c’est-à-dire 60.000 morts dont sans doute près la moitié de combattants du Hamas sur une période de deux ans et sur une population de plus de 2 millions pour Gaza (ou près de 6 millions si l’on inclut la Judée-Samarie ou Cisjordanie), comment croire, alors, qu’Israël commettrait un génocide ? Lors des commémorations du Débarquement durant lequel les Alliés ont bombardé les villes normandes, causant en peu de temps plusieurs dizaines de milliers de morts parmi la population française, le président de la République a-t-il évoqué un génocide ? A-t-il parlé de génocide lors de son discours en 2024 devant la Frauenkirche à Dresde, auquel j’assistais avec mes parents, alors qu’en deux nuits en février 1945 les Alliés ont tué par leurs bombardements des dizaines de milliers de civils allemands ? Et pour Hambourg avec 50.000 morts en un mois de bombardement ? Et pour Tokyo, 100.000 morts en deux nuits ? Hiroshima et Nagasaki ? Contrairement aux Israéliens, les Alliés n’ont jamais cherché à prévenir la population allemande avant les bombardements. Et pourtant, dans le Bureau ovale, le chancelier allemand il y a trois mois remerciait les États-Unis d’avoir libéré l’Allemagne du nazisme. Les Israéliens se battent aujourd’hui pour que la Shoah, qui s’est déroulée avec des complicités dans tous les pays européens, ne se reproduise pas en Israël. Rendons hommage à la population française qui, nourrie de valeurs républicaines et de charité chrétienne, a protesté durant les grandes rafles de l’été 1942 et a permis ainsi aux trois quarts des Juifs de France de survivre. Mais excepté ces Justes, les élites ont été silencieuses ou complices. Et, aujourd’hui encore, au lieu de faire pression sur le Hamas pour libérer les otages et baisser les armes – ce qui arrêterait aussitôt la guerre –, c’est sur Israël que bien des gouvernements européens font pression. Cette hostilité des élites européennes est une forme d’aveuglement, ce sont les fondements de la civilisation occidentale qui sont sapés, l’Europe et Israël ayant le même ennemi inflexible : l’islam radical qui doit être vaincu. Le monde arabe n’a-t-il pas obtenu au bout d’un siècle et demi la disparition des royaumes francs en Palestine ? Évidemment, comme le président de la République le dit, la sécurité d’Israël passe par la paix et une solution étatique pour le peuple palestinien. Il suffit de voir sur la carte ce petit bout de territoire qu’est Israël, plus réduit que la Bretagne, entouré de millions de kilomètres carrés du monde arabe avec des centaines de millions d’habitants (tout aussi intelligents que les Israéliens), avec des richesses incommensurables, et de se remémorer qu’il y a 14 millions de Juifs pour plus de 2 milliards de musulmans pour comprendre qu’Israël a intérêt à la paix. Israël est toujours David. Avec ces données, le président de la République comme de nombreux dirigeants européens pourraient également comprendre que c’est une grande partie de ce monde arabe qui ne veut pas la paix et qui est prête à sacrifier générations après générations pour obtenir ce qu’il désire avec passion : la destruction de l’État d’Israël comme État juif. Le monde arabe n’a-t-il pas obtenu au bout d’un siècle et demi la disparition des royaumes francs en Palestine ? Et c’est avec ce souvenir en tête qu’une partie du Quai d’Orsay et des élites européennes considèrent Israël comme une parenthèse dans l’histoire et que le monde serait moins compliqué si le Moyen-Orient était débarrassé de cet État juif qui « enquiquine tout le monde », selon les mots d’un ancien ambassadeur français. Après tout, en termes de fiction géostratégique, cela peut se comprendre. Mais, au moins, il ne faut pas reprocher à l’État qui est agressé de chercher à se défendre de manière bien moins cruelle que l’Occident lorsqu’il menait ses guerres d’expansion et même de défense. Tous les Juifs de France se demandent si leur avenir sera toujours en France. Quant à la majorité de la population française, elle comprend que si les Juifs sont chassés de France comme ils ont déjà été chassés des banlieues des grandes villes, ce n’est pas en raison d’un antisémitisme chrétien ou de celui de l’extrême droite. Elle comprend qu’elle risque ensuite d’avoir elle aussi à se soumettre ou à s’en aller.
par Henri Guaino 17 septembre 2025
Magnifique tribune d'Henri Guaino à lire dans le JDD : https://www.lejdd.fr/politique/henri-guaino-le-naufrage-des-politiciens-et-lexigence-dun-chef-161718
par Une interview de Sami Biasoni, docteur en philosophie et essayiste 16 septembre 2025
"Dans l’«Encyclopédie des euphémismes contemporains et autres manipulations militantes», le docteur en philosophie et essayiste a réuni 41 intellectuels, dont Chantal Delsol, Pierre Vermeren, Ferghane Azihari ou Christophe de Voogd pour déconstruire cette «novlangue»." Une interview de Sami Biasoni par Alexandre Devecchio dans FigaroVox : https://www.lefigaro.fr/vox/societe/sami-biasoni-le-neoprogressisme-nous-fait-entrer-dans-une-nouvelle-ere-langagiere-20250911 «Antifascisme », « antispécisme », « écriture inclusive », « matrimoine », vous consacrez, avec 41 contributeurs, une encyclopédie aux termes chargés d’idéologie qui inondent nos débats. La langue est-elle devenue un champ de bataille idéologique ? Depuis quand ? Cette bataille sémantico-politique est-elle menée par l’État, les médias, le monde universitaire ? Dans mon précédent essai (Malaise dans la langue française, 2022), également consacré à la question de la langue française, je rappelais que « la langue est non seulement ce qui permet de dire, mais aussi le matériau premier de la pensée construite. Les idéologies, de quelque nature qu’elles soient, sont éprouvées par et dans la langue, mère de toutes les causes politiques ». Les manipulations militantes de la langue que nous analysons dans l’ouvrage s’inscrivent quant à elles dans une histoire plus récente : celle du « politiquement correct », dont on peut dater l’origine au tournant des années 1970. Il s’agit d’un phénomène nouveau car il n’est pas imposé par un régime totalitaire, mais émane surtout de normes culturelles et d’usages institutionnels « démocratiques ». Son vecteur de diffusion a trait à un conformisme moral qui se répand à mesure que nos sociétés se fragmentent. Comme l’a montré George Orwell , n’est-ce pas le propre des régimes totalitaires de vouloir transformer la langue ? Sommes-nous face à une nouvelle novlangue ? Les révolutionnaires de 1789 ont promu le « salut public », terrible antiphrase qui masquait l’horreur des exécutions arbitraires pendant la Terreur ; les bolcheviks ont imposé l’usage d’antinomies simplificatrices et manichéennes (par exemple, camarades contre ennemis du peuple) ; le nazisme avait instauré un système langagier complet qualifié de « langue du IIIe Reich » par Klemperer. Nous avons affaire en Occident à une novlangue soft, ce qui la rend d’autant plus pernicieuse. Toutefois, il ne faut pas négliger les forces militantes à l’œuvre : les x-studies (études de genre, de race, de subalternités, etc.), nées sur les campus américains en même temps que s’est diffusée la pratique du politiquement correct dans les milieux dits progressistes outre-Atlantique, ont proactivement et méthodiquement promu ce que je nomme le « foisonnement (pseudo) conceptuel ». En outre, la pensée de la déconstruction est intrinsèquement narrativiste : elle valorise le récit, la subjectivité et l’hyperbole. C’est pourquoi le néoprogressisme et son avatar radicalisé woke nous ont fait entrer dans une nouvelle ère langagière, celle de la saturation de l’espace par ces euphémismes contemporains et autres manipulations sémantiques qui sont l’objet de notre ouvrage. Il est bien plus aisé de vilipender un mauvais usage du mot « femme » que d’aller défendre physiquement celles que l’on opprime dans certaines de nos villes… Paradoxalement, vous montrez aussi que le politiquement correct langagier, souvent porté par une certaine gauche, est loin de favoriser concrètement le progrès social. Les conquêtes langagières symboliques remplacent les réelles avancées sociales… Cette manipulation du langage est-elle le fruit de l’impuissance du politique et en particulier de la gauche progressiste ? La situation actuelle me paraît résulter de la conjonction de deux phénomènes : d’une part celui que l’on nomme usuellement « paradoxe de Tocqueville », en vertu duquel « quand l’inégalité est la loi commune d’une société, les plus fortes inégalités ne frappent point l’œil ; quand tout est à peu près de niveau, les moindres le blessent » ; autrement dit, à mesure que nous approchons de l’égalité de facto, toute inégalité résiduelle, même infime, nous semble insupportable. D’autre part, il est effectivement probable que l’affaissement du pouvoir politique au sein des démocraties libérales contribue à une survalorisation des causes « symboliques ». Je crois qu’il ne faut pas non plus négliger le confort moral de l’indignation de salon : il est bien plus aisé de vilipender un mauvais usage du mot « femme » que d’aller défendre physiquement celles que l’on opprime dans certaines de nos villes, au Moyen-Orient ou ailleurs. Mais je crois que le sens commun continuera de résister à la rééducation forcée de ceux qui refusent le débat serein, je crois que l’humanisme sincère l’emportera au détriment de l’intolérance de ceux qui préfèrent la forme du discours au discours lui-même. À terme, quelles peuvent être les conséquences en matière d’éducation ? Nos enfants ne sauront-ils plus définir des mots aussi usuels qu’un « homme » et une « femme » ? Posez la question aux militants les plus radicaux : ils ne le peuvent plus ! Certaines définitions qui leur sont imposées relèvent de tautologies dangereuses (une femme est une femme parce qu’elle se sent femme), qui contreviennent à la fois à ce qu’énonce la science (l’existence du fait biologique, sans que soit niée la possibilité de vécus de genre différents de la norme statistique) et à ce que révèle le bon sens. Dans une perspective plus large, il faut comprendre que la langue est tout aussi organique que mécanique : on peut tolérer son évolution – c’est même nécessaire – mais elle ne doit pas être forcée. La brusquer revient à troubler non seulement la pensée des individus, mais aussi leur capacité à constituer un corps social stable. Selon vous, le politiquement correct langagier est également à l’origine de la montée des « populismes », en particulier du trumpisme. Pourquoi ? Ce que vous appelez le « populisme » est-il une réaction démagogique ou simplement une réponse salutaire ? Il s’agit de l’une des causes majeures de la montée des « populismes » dans la mesure où ces derniers prennent essor sur le décalage entre le réel perçu et vécu par les citoyens et la manière dont on décrit le monde. Le trumpisme substitue aux ratiocinations du néoprogressisme une proposition antithétique radicale : celle d’un langage dépouillé, rudimentaire et pragmatique. Or, la simplification outrancière du langage est un autre procédé que les totalitarismes ont toujours encouragé. En matière d’usage de la langue, le pouvoir américain tombe, à mon sens, de Charybde en Scylla. La France, heureusement, résiste. C’est pour cela que nous avons écrit cette Encyclopédie des euphémismes contemporains. Quant au populisme, il est à la fois salut, parce qu’il en revient au sens commun et au souci du corps social dans sa globalité, et un péril, dans la mesure où l’on sait les tentations de contrôle politique démagogique qu’il engendre. Votre livre s’attaque principalement à la novlangue néoprogressiste. Existe-t-il aussi une novlangue de droite ? Par exemple, le mot « woke » est-il employé de manière trop systématique et parfois dans le seul but de discréditer une pensée de gauche ? J’ai relevé près de 300 termes que l’on pourrait qualifier de « manipulations militantes de la langue » : la plupart sont promues par les tenants du néoprogressisme. Il existe bien sûr des néologismes de droite, mais ils sont moins nombreux et fonctionnent différemment. Il s’agit généralement, pour la droite, de résister ou de contre-attaquer. C’est ainsi que des termes comme politiquement correct ou woke ont servi à dénoncer des doléances excessives émanant de la gauche. Parfois, les néologismes issus des rangs de la droite servent à qualifier avec emphase des fantasmes ou des phénomènes émergents indûment présentés comme massifs : les expressions « zone de non-droit », « État profond », « submersion migratoire » sont de cet ordre. S’il est initialement destiné à mettre en lumière les personnes noires victimes de confrontations avec les forces de l’ordre, le terme « woke » se voit rapidement repris et amplifié par d’autres activistes des mouvements identitaristes Le mot woke a une histoire intéressante : il prend racine dans les années 1930 aux États-Unis, sous la forme de l’injonction « stay woke » (littéralement « restez éveillés ») reprise par divers auteurs et artistes noirs victimes du régime de ségrégation raciale prévalant alors. Il reste néanmoins peu usité durant plusieurs décennies, jusqu’à sa reprise par le mouvement Black Lives Matter en 2012. S’il est initialement destiné à mettre en lumière les personnes noires victimes de confrontations avec les forces de l’ordre, le terme se voit rapidement repris et amplifié par d’autres activistes des mouvements identitaristes pour progressivement prendre le sens plus large qu’on lui connaît aujourd’hui. Au gré du temps, comme dans le cas de la locution « politiquement correct », ce mot a servi à désigner les excès et dérives de la radicalité néoprogressiste, c’est pourquoi peu se réclament aujourd’hui ouvertement du wokisme. Il s’agit là d’une des rares victoires sémantiques dont peut se targuer la droite. Toutefois, il convient de constater que cela s’est produit au détriment de la rigueur, voire de l’honnêteté intellectuelle : nombreux sont ceux qui utilisent désormais ce terme pour qualifier des comportements qui n’en relèvent pas. C’est un abus malheureux. C’est pourquoi Sylvie Perez et moi-même consacrons deux entrées à ce mot central au sein de l’Encyclopédie. Aucune manipulation n’est souhaitable, quel que soit le dessein poursuivi.
par Jean-Baptiste Michau, professeur de macroéconomie à l’Ecole polytechnique 14 septembre 2025
Une tribune de Jean-Baptiste Michau, professeur de macroéconomie à l’Ecole polytechnique, dans les Echos à propos de la taxe Zucman https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/pourquoi-la-taxe-zucman-appauvrirait-la-france-2185537 "L’économiste Gabriel Zucman soutient l’instauration d’une taxe plancher de 2 % sur le patrimoine au-delà de 100 millions d’euros. L’adoption de cette taxe, qui est envisagée pour le budget 2026, serait profondément nuisible pour l’économie française. Un impôt sur la richesse soulève d’abord un problème de valorisation : la base taxable est fluctuante pour les entreprises cotées en Bourse et difficile à établir pour les entreprises non cotées. Il pose ensuite un problème de liquidité pour les propriétaires d’entreprises en croissance ne versant pas encore de dividendes. Cela pose la question de l’exil fiscal, dont l’ampleur est incertaine. D’un côté, les études empiriques suggèrent que le flux de départs serait limité. D’un autre côté, jamais une taxe aussi massive n’a été mise en œuvre. En outre, si les flux sont limités, le stock de Français fortunés installés à l’étranger est déjà substantiel. L’objectif devrait plutôt être de les faire revenir en France. Frein à l’innovation Outre ces effets, la taxation de la richesse poserait un problème de mécanicité à la croissance. Rappelons que la valorisation d’une entreprise est déterminée par les gains futurs escomptés. La taxation de la richesse diminue donc les perspectives de gains futurs en rendant plus difficile le financement des entreprises innovantes. De même, l’action d’une entreprise innovante valant essentiellement par ses perspectives de croissance future, une taxe sur la richesse lui est particulièrement nuisible. La taxe Zucman aurait donc un effet très négatif sur l’innovation et sur la croissance. La taxation de la richesse affaiblirait certainement notre potentiel de croissance à long terme. Une caractéristique des milliardaires est que leur taux d’épargne est particulièrement élevé, avec une consommation souvent négligeable au regard de leurs revenus. Par conséquent, une taxe sur leur richesse consiste pour l’Etat à prélever puis à dépenser des revenus du capital qui auraient sinon été épargnés et réinvestis. Ainsi, cette taxe réduit mécaniquement l’épargne et donc l’investissement. Plus précisément, l’Etat consacre environ 10 % de ses dépenses à l’investissement public et ses dépenses supplémentaires transférées aux Français, qui en consomment une large fraction. Or notamment aux Etats-Unis, l’investissement des entreprises représente environ 80 % des sommes investies, celui de l’Etat environ 20 %. L’investissement public étant en outre moins productif que l’investissement privé, une substitution de ce dernier par le premier réduit le potentiel de croissance. Ainsi, si la taxe Zucman rapportait 16 milliards d’euros par an (0,6 point de produit intérieur brut – PIB – privé), on devrait en conclure que l’investissement privé diminuerait d’autant et que l’investissement public augmenterait au mieux de 0,1 point de produit intérieur brut (PIB) – soit un manque à gagner net de 0,5 point de PIB d’investissement. En finançant l’investissement public par un impôt sur la richesse, on substitue de l’investissement public peu productif à de l’investissement privé productif, et on suscite une dégradation du solde de la balance commerciale. Donc, à PIB inchangé : soit l’investissement diminue de 16 milliards d’euros ; soit ils seraient financés par l’étranger et le déficit commercial se creuse alors de 16 milliards ; soit, plus vraisemblablement, on a une combinaison de ces deux possibilités. Pire : en France, les entreprises innovantes rencontrent souvent des difficultés à se financer. Or, les milliardaires sont précisément les investisseurs les plus à même d’effectuer des placements risqués au service des entreprises en croissance, avec à la clé des rendements élevés. La taxe Zucman entraverait ce vecteur de croissance. Mesure idéologique Bref, en appauvrissant les riches, et en empêchant les grandes fortunes de se constituer, c’est la France qu’on appauvrirait. D’ailleurs, peu après l’instauration de l’impôt sur les grandes fortunes au début des années 1980, les sociétaires ont été conduits à s’expatrier dans des Etats exonérés de l’impôt sur la fortune. La taxe Zucman affaiblirait certainement notre potentiel de croissance à long terme en réduisant l’investissement, en pesant sur l’innovation et en aggravant les déséquilibres extérieurs. En réduisant les recettes fiscales futures, elle pèserait en outre sur le financement des dépenses publiques, dont les principales sont : TVA, impôt sur le revenu, impôt sur les sociétés, etc. Cette taxe s’inscrit donc dans une logique purement idéologique et non pragmatique. En instaurant la taxe Zucman, la France serait probablement le seul pays à se l’imposer à elle-même, puisque d’autres pays refusent d’adopter une telle mesure d’idéologie purement idéologique et sans aucune pertinence économique."
par Alexandre Devecchio dans Le Figaro 14 septembre 2025
Une tribune très instructive d'Alexandre Devecchio dans FigaroVox sur la perception par les Français de notre nouveau Premier Ministre: https://www.lefigaro.fr/vox/politique/alexandre-devecchio-pourquoi-la-majorite-des-francais-n-attendent-rien-de-sebastien-lecornu-20250911 LA BATAILLE DES IDÉES - L’enquête Odoxa-Backbone pour Le Figaro révèle que 69% des Français jugent que le choix du nouveau premier ministre ne correspond pas à leurs attentes. Plus que son manque de notoriété, cela traduit la grande fatigue démocratique des Français. Au suivant ! La valse des locataires de Matignon continue. Moins de vingt-quatre heures après la chute de François Bayrou, l’Élysée a annoncé la nomination de Sébastien Lecornu en tant que nouveau premier ministre. Le troisième en moins d’un an. Le cinquième depuis la réélection d’Emmanuel Macron. Compte tenu du fait que le président de la République a exclu toute dissolution ou démission, le choix d’un homme politique connu pour sa souplesse (il va lui en falloir !) et son humilité (qualité rare en Macronie !) était plutôt judicieux. Mais cela intéresse-t-il encore vraiment les Français ? « La vie politique est une pièce de théâtre totalement décalée se jouant devant une salle vide », observait le politologue Jérôme Fourquet dans Le Figaro après la chute de François Bayrou. Les sondages semblent lui donner raison. Une majorité de Français n’attend rien de Sébastien Lecornu. L’enquête Odoxa-Backbone pour Le Figaro révèle que 69% d’entre eux jugent que ce choix ne correspond pas à leurs attentes. Il est même moins bien accueilli que ses deux derniers prédécesseurs François Bayrou et Michel Barnier. Cela tient moins à son déficit de notoriété ou à ses qualités propres qu’à la grande fatigue démocratique des Français. Celle-ci est accentuée par le contexte politique lié à la dissolution : sans majorité claire et dans une situation budgétaire contrainte, les marges de manœuvre du nouveau locataire de Matignon seront très réduites. "Aucune institution ne peut être vraiment réformée si ses membres n’y consentent pas, à moins de faire table rase par la dictature ou la révolution" Le général de Gaulle à propos du ministère de l’Éducation nationale Mais elle vient de beaucoup plus loin. Depuis des décennies, les majorités politiques et les premiers ministres se succèdent, ce qui n’empêche pas la politique menée de s’inscrire dans une certaine continuité : les impôts augmentent en même temps que l’immigration avec les résultats que l’on connaît ! Sous la Ve République, le vrai pouvoir se situe à l’Élysée, non à Matignon, mais aussi au sein de l’administration. Celle-ci reste inamovible. Loin de se contenter d’exécuter les décisions des gouvernements, elle agit comme un État dans l’État, autonome et guidée par une idéologie progressiste en décalage croissant avec l’opinion publique. «Le désintérêt des Français pour la valse ministérielle actuelle» « Aucune institution ne peut être vraiment réformée si ses membres n’y consentent pas, à moins de faire table rase par la dictature ou la révolution », constatait déjà le général de Gaulle à propos du ministère de l’Éducation nationale. En vérité, aujourd’hui, ce constat s’étend bien au-delà de la Rue de Grenelle. Jusqu’au sein même de l’audiovisuel public, comme l’a montré la récente affaire France Inter. L’État profond, notamment par le biais de la justice administrative et constitutionnelle, décide du destin du pays au mépris de la souveraineté populaire. Le tournant a eu lieu en 1981 avec l’élection de François Mitterrand. À défaut de changer la vie, les socialistes se sont emparés de tous les postes clés de l’État faisant de la bureaucratie non élue l’épine dorsale de leur pouvoir. Quatre décennies plus tard, malgré la marginalisation du PS sur le plan électoral, les socialistes ont conservé leur emprise sur le pouvoir et sont toujours omniprésents à la tête des institutions majeures : du Conseil constitutionnel à la Cour des comptes, en passant par le ministère de l’Éducation nationale et les médias publics. Malgré les périodes d’alternance politique, la droite n’a jamais su ou voulu reconquérir ces institutions, se condamnant à l’impuissance. C’est ce qui explique le désintérêt des Français pour la valse ministérielle actuelle. Lassés que tout change pour que rien ne change, ils ont compris qu’un redressement du pays passerait non par un changement de premier ministre, mais par une reprise en main des commandes de l’administration pour la mettre enfin au service des citoyens.
par Sébastien Laye (Valeurs Actuelles) 13 septembre 2025
"L’attractivité d’un pays, du point de vue des investisseurs, dépend en partie de l’accueil qui y est fait à l’innovation et de la stabilité juridique. À l’heure actuelle, en cette matière, la France va à l’encontre de ses intérêts" https://www.valeursactuelles.com/clubvaleurs/economie/le-principe-de-precaution-est-un-obstacle-a-la-croissance-economique